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dimanche 15 février 2009

Dorian, an imitation : Will Self


Will Self
Dorian, an imitation
Viking, 2002

Le démon

L’adaptation du célèbre Portrait de Dorian Gray (publié en 1891) que Will Self se vit confier devait voir le jour sous la forme d’un scénario. Le projet ne put aboutir mais Self, fasciné par la personnalité d’Oscar Wilde et la puissance visionnaire de son œuvre phare décida de poursuivre l’entreprise et d’en faire un roman.
Connu pour son passé sulfureux et un propos souvent dérangeant, le romancier britannique reprend la trame de l’histoire ainsi que les personnages principaux de Wilde mais transpose l’action sur les deux dernières décennies du vingtième siècle au moment où l’explosion du sida ravage les communautés gay et toxicomane.
Hommage mais également texte autonome, Dorian mêle habilement intertextualité et palimpseste, tirant sa richesse de cette double possibilité de lecture.
Dans le roman d’Oscar Wilde, une toile porte les stigmates de l’âme du héros, lui permettant de conserver jeunesse et beauté éternelles.
Elle devient chez Self, modernisation oblige, une installation vidéo dont les images se modifient au fil des actions épouvantables que commet Dorian .
Ici, point de remords ou d’hésitation, pas de sentiment de culpabilité. Maître de son destin, manipulateur, Dorian est un psychopathe, un tueur fou, démoniaque qui jouit intensément de son sentiment de puissance et de son immortalité, porteur sain d’un virus qu’il inocule sciemment.
Si Wilde, chef de fil des esthètes, intellectualisait l’homosexualité masculine, la jugeant en parfaite harmonie avec sa théorie de l’art pour l’art et de l’amour du Beau, Self, lui, décrit une réalité violente et noire, parfois à la limite du soutenable, qui ramène en mémoire certaines pages d’Hervé Guibert ou d’autres Nuits Fauves.
Quant à l’opium du dix-neuvième siècle, il devient héroïne, cocaïne ou crack que les personnages s’injectent, fument ou sniffent à longueur de journée.
Aucun jugement moral de la part de Self, il s’agit d’un monde qu’il a suffisamment côtoyé pour offrir son témoignage doublé d’une analyse sensible et complexe.
La condamnation s‘applique davantage à une société décadente et moribonde, dont Dorian symbolise à merveille le narcissisme vain et qui se montre toujours prompte à révérer des idoles de pacotille.
Deux crimes de lèse-majesté sont à porter au crédit du romancier - l’assassinat virtuel de deux icônes qui reflètent à merveille la vacuité ambiante.
Ceux d’Andy Warhol, présenté comme un imbécile, sans talent, uniquement préoccupé par sa réussite financière et de Diana Spencer, qui selon les propres termes de Self dans une interview accordée au quotidien Libération représentait « une culture hystérique de télé-réalité thérapeutique, d’exhibition publique et de névrose. »
Aux seize années qui s’écoulent entre le début et la fin de Dorian (comme dans Le Portrait de Dorian Gray) correspond non seulement la période entre l’apparition du Sida et la possibilité d’une tri-thérapie mais aussi la durée entre le mariage de Charles et Diana et la mort de cette dernière. Self mêle donc à son roman la vraie vie de la princesse, au gré d’épisodes qui rythment la vie de ses personnages.
Dorian n’est certes pas un livre drôle, pourtant l’humour caustique et mâtiné de cynisme de son auteur fait souvent mouche. Will Self montre également une grande maîtrise technique - -- récit bien construit, mise en abyme finale, riche en rebondissements, focalisation variable et langue d’une grande originalité, mélange audacieux d’argot et de vocabulaire précieux d’origine française.
En son temps, Le portrait de Dorian Gray provoqua le scandale, les thèmes abordés faisant suffoquer d’indignation la très bien-pensante société victorienne. Dorian, pour sa part, a reçu un accueil critique contradictoire. Will Self se console en citant Oscar Wilde : « Quand les critiques se divisent, l’artiste est en accord avec lui-même. »

(mis en ligne en septembre 2004 sur sitartmag)

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