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mercredi 12 juin 2013

L'Amour comme hypothèse de travail

L’Amour comme hypothèse de travail
de Scott Hutchins
Belfond 2013 /  21 €- 137.55  ffr. / 435 pages
ISBN : 978-2-7144-5371-6
FORMAT : 14,2 cm × 22,6 cm

Elisabeth Peellaert (Traducteur)



Real human

L'amour existe-t-il ? Qu'est-ce-qu'un être humain ? «Science sans conscience n'est que ruine de l'âme». Des philosophes aguerris ou néophytes pourraient disserter plus ou moins longuement et indigestement sur ces trois sujets en multipliant les références. Lorsque le malicieux Américain Scott Hutchins s'y attaque, cela donne L'Amour comme hypothèse de travail, un premier roman tout à fait subtil et particulièrement convaincant.

Le narrateur, Neill Bassett Jr, trente-six ans, originaire de l'Arkansas et san-franciscain d'adoption, mais aussi divorcé de fraîche date, s'applique à suivre à la lettre la stratégie du célibataire, «un système rationnel qui ne laisse aucune place au sentimentalisme... un célibataire se trouve dans un entre-deux permanent et n'a pas de temps à perdre avec les conventions. Qu'il s'agisse du petit déjeuner, de la vie sociale ou de l'amour, il faut préférer le simple au compliqué». Pas question donc pour l'instant de se laisser passer la corde au cou par la jeune Rachel qu'il rencontre au début du roman ! D'autant plus que son travail prend peu à peu dans sa vie une importance capitale.

Neill est employé chez Amiante Systems, une toute petite start-up mais «un projet grandiose de linguistique informatique». Il s'agit de créer le premier chatterbot qui puisse réussir le test de Turing. Test qui porte le nom du mathématicien anglais, pionnier de l'intelligence artificielle et qui repose sur l'idée qu'une machine peut penser et donc imiter une conversation humaine si on lui donne le bon programme de travail. Dans le cas du programme du Dr Bassett, les données proviennent du journal intime du père de Neill, un médecin très attaché aux traditions et aux valeurs religieuses catholiques et qui s'est pourtant suicidé lorsque Neill était étudiant. «Ce journal est une mine de pensées et d'interrogations – plus de cinq mille pages de préjugés, d'anecdotes, de clichés, de maximes, de conseils médicaux. L'idée est que la personnalité de leur auteur est capturée dans les références implicites qui existent entre les différentes entrées du journal».

C'est donc logiquement à Neill qu'échoit la tâche de rendre cette conversation de plus en plus vivante et de dialoguer avec ce père qu'il connaissait en définitive très mal et dont il n'a jamais compris le suicide. De ce jeu de questions-réponses entre l'homme et l'ordinateur naît une troublante intimité. Au fil des pages, le fils découvre le père mais le père permet aussi au fils de mieux se connaître lui-même.

Cependant, Scott Hutchins ne se contente pas de faire habilement rimer informatique avec maïeutique ! Il sait aussi capter l'air du temps et décrit une société américaine en proie au consumérisme stérile mais que n'abandonne pourtant pas une soif d'idéal, incarnée en particulier par Rachel. Certes son embrigadement dans la secte des Rencontres pures, provoqué par le manque d'empathie de Neill, donne lieu à des pages très drôles mais il pousse également ce dernier à réfléchir sur la réalité du sentiment amoureux.

«L'homme a deux faces : il ne peut pas aimer sans s'aimer», disait Camus. Dans L'Amour comme hypothèse de travail, Neill parvient à cette harmonie grâce à un ordinateur. Alan Turing aurait adoré !

Florence Cottin-Bee
( Mis en ligne le 12/06/2013 )
Droits de reproduction et de diffusion réservés © Parutions 2013

mercredi 5 juin 2013

Entretien avec David Vann

L'actualité du livre et du DVD
Littératureet Entretiens 



À l'occasion d'une escale à Saint-Malo pour l'édition 2013 du festival «Étonnants Voyageurs», David Vann a rencontré l'une de nos collaboratrices pour évoquer Impurs son dernier roman, paru en mars dernier chez Gallmeister. Point de départ d'une passionnante conversation.

Parutions.com : Galen, vingt-deux ans, le protagoniste d'Impurs, vit seul avec sa mère et n'a jamais connu son père. Comment leur relation symbiotique est-elle devenue à ce point toxique ?
David Vann : Pas facile de répondre mais je peux essayer en parlant de ma propre vie. Je ne m'entends pas bien avec ma mère et même après la thérapie que nous avons faite ensemble, je n'en trouve toujours pas la raison. Est-ce à cause du suicide de mon père ou bien du fait qu'elle ait été un témoin impuissant de la violence physique que mon grand-père exerçait sur ma grand-mère ou encore de moi ? Lorsque je débute la rédaction d’un livre, je n'ai pas de plan détaillé en tête, je ne savais pas vraiment de quoi allait traiter ce roman. En fait, il s'agit d'une relation qui dérape sans que personne ne comprenne vraiment pourquoi, ni la mère, ni le fils, ni l'auteur ! Certains points sont néanmoins clairs à mes yeux : Galen reproche à sa mère de lui faire tenir le rôle d'un mari de substitution, il n'accepte pas qu'elle refuse de lui parler de cet homme et sent qu'elle le punit car elle n'a pas pu punir son propre père. D'une certaine façon, tous les deux sont très immatures, Galen ne fait pas d'études, ne travaille pas mais sa mère non plus. Ce sont deux enfants blessés par un héritage de violence familiale et dont la vie est en état de stase.

Parutions.com : Galen s'est immergé dans la philosophie New-Age. Provoque-t-elle ou bien accélère-t-elle sa perte progressive de tout contact avec la réalité ? Comment expliquez-vous que ce besoin de spiritualité entraîne égoïsme et brutalité ?
David Vann : Le New-Age joue un rôle de catalyseur. Le désir de transcendance qu'éprouve Galen reflète son désir de fuir sa famille et d'échapper à la violence qui la détruit. Mais en effet, ce besoin le mène à se comporter brutalement. C'est en fait le thème principal du roman et une expérience que j'ai vécue lorsque j'étais étudiant et fasciné moi aussi par le New-Age. Je suis devenu un monstre d'égoïsme, les autres n'existaient que par rapport à moi, à l'image du personnage de la nouvelle de Nabokov, Signs and Symbols, qui souffre de manie référentielle. Lorsque religion ou philosophie entraînent une perte d'empathie pour les autres, elles deviennent très dangereuses.

Parutions.com : Pourquoi avoir choisi de donner au corps de Galen une importance primordiale ?

David Vann : Il est au centre d'un paradoxe. Alors que Galen cherche la transcendance, il est obsédé par des choses physiques, comme faire l'amour avec sa cousine ou la nourriture. Le roman s'appelle Dirt en américain, j'aime l'idée que la chose la plus vile du monde soit intimement associée à sa méditation. Les mortifications physiques qu'il s'impose viennent de sa volonté d'accélérer le processus vers cette transcendance. Le corps est le réceptacle de toutes les souffrances, il faut donc parvenir à s'en échapper. L'idée vient du bouddhisme or le New-Age est un mouvement largement bouddhiste dans lequel on trouve en plus l'influence de poètes romantiques comme William Blake et de concepts divers comme celui de la mécanique quantique.

Parutions.com : Galen désire une sorte de fusion avec la nature. Joue-t-elle le même rôle que dans Sukkwan island et Désolations, à savoir celui d'une force neutre et extérieure qui sert à révéler vos personnages ?

David Vann : Dans ces trois romans, nous lisons les personnages à travers un paysage qui, au départ, n'a pas de signification propre. Mais lorsque je décris ce paysage, je raconte inconsciemment la vie intérieure de mes personnages, leurs transformations et il devient alors un révélateur. En revanche, il y a, en effet, quelque chose de plus dans Impurs. Les croyances New-Age de Galen impliquent qu'il trouve dans le monde naturel des transformations qui soient le signe de sa transcendance. Cette double lecture donne d'ailleurs au roman une dimension étrangement métafictionnelle.

Parutions.com : La Californie offre aussi un décor bien différent de celui de l'Alaska de vos deux romans précédents.

David Vann : En effet, le soleil et la chaleur torride le rapprochent d'un brasier infernal. Cela provoque un sentiment de pression et de claustrophobie qui mène à une sorte de folie. Quand on écrit une tragédie, on pousse ses personnages jusqu'au point de rupture qui va principalement révéler leur noirceur intrinsèque. Une tragédie vise à dépeindre l'enfer par conséquent il est naturel de trouver un tel décor dans Impurs. Je vais encore plus loin dans cette description de l'enfer dans Goat Mountain, mon prochain roman qui se déroule également en Californie et qui s'apparente de la même façon à une tragédie grecque.

Parutions.com : Parmi les quatre figures féminines du roman, la grand-mère est sans doute le personnage le plus émouvant. Elle, qui a déjà beaucoup souffert, perd maintenant la mémoire et finit ses jours dans une maison de retraite. Galen se comporte de façon beaucoup plus humaine avec elle. Comment définiriez-vous le lien qui les unit dans ce contexte de dysfonctionnement familial ?
David Vann : Ils s'offrent une indulgence mutuelle. La grand-mère est la seule à porter sur Galen un regard positif (sûrement parce qu'elle oublie beaucoup de choses !) et lui veut croire en son innocence. Contrairement à sa tante qui juge sa mère coupable d'erreurs passées et lui fait subir une pression terrifiante. Helen ne supporte pas le favoritisme dont sa sœur, la mère de Galen, a toujours bénéficié et qui se traduit par une mainmise sur l'argent familial. Elle déteste donc sa sœur et son neveu qui vont hériter de tout au détriment d'elle-même et de sa fille. Quant à la mère de Galen, elle essaie constamment de minimiser les problèmes, ce qui n'apporte pas de solution satisfaisante. Cependant, ces personnages agissent tous inconsciemment, ils sont empêtrés dans une situation épouvantable dont ils ne parviennent pas à sortir. On retrouve ce que j'aime dans la tragédie grecque : des personnages proches, qui s'aiment et ne se veulent pas de mal au départ mais qui finissent par se blesser et se détruire.

Parutions.com : L'argent attise certes la haine entre les personnages et constitue un élément important de l'intrigue. Ne peut-on toutefois nuancer son véritable impact ?

David Vann : L'expérience m'a appris que l'argent n'explique pas un conflit familial. Il devient le point focal mais l'origine du conflit réside dans le passé. L'argent constitue en fait une réparation pour des chocs émotionnels et psychologiques. La tante de Galen aurait tout simplement souhaité une enfance différente, et son rapport à l'argent de sa mère en est l'expression.

Parutions.com : Vous dites ne pas avoir de plan défini lorsque vous écrivez, vous ne savez donc pas nécessairement comment l'intrigue va évoluer. Pour le lecteur, une issue tragique, quelle qu'elle soit, semble inévitable car un mécanisme implacable se met en marche dès le début. Les tragédies mettent en scène des conflits insolubles et s'interrogent sur la possibilité de l'homme à maîtriser son destin. Pensez-vous que ces deux éléments s'appliquent également à vos romans ?

David Vann : Lorsque j'écris, j'ai vraiment l'impression que mes personnages ne sont pas condamnés, qu'ils ont une possibilité de s'en sortir, qu'ils peuvent surprendre mais il y a en face une force irrésistible à l'œuvre. Cependant, la tragédie n'a rien de déprimant pour moi. Elle est au contraire rédemptrice car elle donne sens à la souffrance et offre une solution au problème. L'idée de catharsis est capitale. Nous avons besoin en tant qu'écrivains et lecteurs de voir les personnages échouer. De leur sacrifice découle notre libération.

Parutions.com : Impurs est un roman dur mais il offre aussi des intervalles comiques ce qui n'était pas franchement le cas dans Sukkwan Island et beaucoup plus rare dans Désolations.

David Vann : Je suis bien d'accord ! C'est le plus drôle des trois et je me suis beaucoup amusé en l'écrivant. Sur deux points en particulier : les tentatives spirituelles calamiteuses de Galen et ses désirs sexuels qui permettent à sa cousine de le manipuler totalement. Vu la relation que j'ai avec ma mère, j'ai aussi ressenti un plaisir coupable à écrire ces scènes terribles entre Galen et la sienne. Quelle joie et quelle libération pour moi de me montrer très vilain et d'écrire des choses aussi affreuses !

Parutions.com : Vous faites très souvent référence à la littérature anglaise et non à la littérature américaine dans vos romans. Quelle est son influence sur votre écriture ? Par ailleurs, vous citez dans Désolations un poème vieil-anglais, The Seafarer, dont l'un des personnages perçoit le sens, bien longtemps après l'avoir étudié à l'université parce qu'il y trouve le reflet de sa propre expérience. Ce poème a-t-il pour vous aussi une résonance particulière ?
David Vann : À première vue, The Seafarer parle de foi et de souffrance mais Gary en vient à y lire un désir d'anéantissement. C'est ce que j'ai ressenti lors de mon aventure en mer ; je n'étais pas bien préparé, les désastres s'accumulaient. En fait, je me dirigeais droit vers la mort et cela m'attirait. La seconde interprétation de Gary fait donc écho à ma propre vie. En ce qui concerne la littérature anglaise, votre question est inhabituelle, je n'y ai jamais vraiment songé ! Généralement, on m'interroge sur mes intérêts en matière de littérature américaine et je réponds en citant entre autres noms Cormac McCarthy, Flannery O'Connor, Faulkner, Melville ou encore Hemingway, des écrivains qui sont très importants pour moi. Bien que j'aie surtout lu de la littérature américaine, je suis sans doute plus profondément influencé par la littérature anglaise (Chaucer par exemple pour le titre et la structure de Legend of a suicide) et la tragédie grecque. Je dirais que les Américains m'intéressent en matière de style et les Britanniques pour les thèmes et les structures littéraires. Encore que je me sente maintenant aussi très influencé stylistiquement par Beowulf. Le début d'Impurs est d'ailleurs construit sur ce point à la manière d'un poème vieil-anglais. Je trouve que mes livres tendent vraiment de plus en plus à privilégier les phrases fragmentées dans lesquelles les sonorités et le rythme priment sur la grammaire.

Parutions.com : Vous utilisez de façon très particulière le mythe de la Frontière qui fait partie intégrante du rêve américain. Pourquoi cette quête finit-elle en cauchemar ?

David Vann : J'ai lu six fois Méridien de sang de Cormac McCarthy. Sa description de la conquête de l'Ouest réduit en poussière les idées romantiques que l'on a coutume d'y associer et je suis entièrement d'accord avec sa vision. Toutefois, je ne cherche ni à écrire des livres antiaméricains ni à briser un quelconque rêve. Lorsque mes personnages pensent qu'ils vont retrouver leur innocence ou leur bonté dans la nature, ils se trompent vu que la nature révèle leur part d'ombre. Et cela finit mal. Ils échouent donc dans cette quête tout simplement car il s'agit d'une chimère.

Parutions.com : Les paysages ruraux d'Alaska et de Californie reflètent à merveille les errances de vos personnages. Ce sont des endroits que vous connaissez intimement pour y avoir grandi. Maintenant que vous avez quitté les États-Unis, ce sentiment d'appartenance est-il toujours fort ou envisagez-vous d'autres décors pour vos romans à venir ?

David Vann : Goat Mountain vient clore un cycle de quatre romans. J'y dépendais de mon histoire familiale et des lieux où j'ai grandi pour lesquels je ressentais un lien très fort. Maintenant je dois écrire sans cela. C'est assez terrifiant ! Cela fait dix ans que j’habite une partie du temps en Nouvelle-Zélande mais le lien n'a pas cette force. J'ai écrit un roman sur Médée qui se passe donc en Grèce il y a plus de trois mille ans. En ce moment, je travaille sur un autre qui se passe à Seattle, dans un aquarium public. Peut-être le prochain aura-t-il pour décor la Nouvelle-Zélande ou l'Europe, je n'en sais rien pour l'instant !

Parutions.com : Vous avez également écrit Last Day on Earth, un livre de non-fiction, qui vous a valu quelques ennuis aux États-Unis !

David Vann : Il pourrait sortir l'an prochain en même temps que Goat Mountain. Ce serait une bonne idée car ils se font d'une certaine façon écho. D'un côté, ce petit garçon qui chasse avec le fusil de son père, de l'autre, le portrait d'un jeune homme, meurtrier de masse, dans lequel je me mets également en scène. Au départ, Last Day on Earth était une commande pour le magazine Esquire ; j'ai réussi à obtenir le dossier de police sur Steve Kazmierczak (NdT : auteur d’une tuerie dans une université de l’Illinois en 2008, qui a fait 6 morts et de nombreux blessés) dans son intégralité, quinze cents pages de données et une montagne d'informations dont j'ai tiré un livre qui montre la facilité avec laquelle on peut dresser le profil psychologique de ce genre de meurtriers et pourquoi on les trouve aux États-Unis. Leur parcours de vie est similaire, avec notamment une expérience dans l'armée qui a laissé des séquelles mentales pour lesquelles ils ne sont pas aidés. Mais il est impossible aux États-Unis de mettre en cause l'armée et les vétérans, mon livre y a donc été très mal accueilli et j'ai souvent subi des interviews agressives.

Parutions.com : Vous évoquez souvent la relation intime entre votre œuvre et votre vie. Que vous inspire la citation d'André Malraux : «Qu'est-ce qu'un homme ? Un misérable petit tas de secrets...» ? Vos lecteurs doivent-ils vraiment connaître votre tragédie familiale pour mieux comprendre vos livres ?

David Vann : Je ne suis pas d'accord avec cette citation ! Je pars d'histoires vraies qui sont arrivées à ma famille mais je ne planifie pas la manière dont elles vont être transformées sur la page. Lorsque j'écrivais Sukkwan Island par exemple, je pensais que le roman se terminerait par le suicide de mon père mais c'est le fils qui se tue au milieu du roman et je ne m'y attendais pas du tout. En fait, j'ai compris qu'il s'agissait d'une revanche inconsciente pour moi. J'ai dû vivre avec le poids de ce suicide pendant si longtemps que dans le roman, c'est le père qui doit souffrir du suicide de son fils. Si mes lecteurs connaissent la véritable histoire, ils peuvent surtout mieux appréhender le véritable processus de l'écriture et réfléchir sur ce qu'est la fiction. Ce qui importe, c'est ce moment où la métamorphose s'opère. Il y a là quelque chose qui s'apparente à une performance théâtrale ou artistique que je trouve fascinant.

Parutions.com : Acceptez-vous l'idée selon laquelle une fois qu'un livre est publié, il n'appartient plus à son auteur mais à ses lecteurs ?
David Vann : Alors là, pas du tout ! Le livre m'appartient, il m'appartiendra toujours et je resterai toujours mon meilleur lecteur. Beaucoup de journalistes me posent des questions intelligentes qui m'amènent parfois à envisager les choses sous un autre angle mais aucun ne pourra connaître mes livres aussi intimement que moi et mieux les comprendre. J'en veux d'ailleurs beaucoup à certains critiques et théoriciens français bien connus, qui sous-entendent que l'auteur est un imbécile qui ne peut pas comprendre ce qu'il a écrit alors qu'eux peuvent tout expliquer. Les répercussions de cette thèse dans les universités américaines ont été dramatiques : pour preuve, on n'y étudie plus que la théorie et on se fiche royalement de la littérature !

Entretien réalisé en anglais et traduit par Florence Cottin-Bee
( Mis en ligne le 05/06/2013 )
Droits de reproduction et de diffusion réservés © Parutions 2013

samedi 1 juin 2013

Impurs

Impurs
de David Vann
Gallmeister 2013 /  23,10 €- 151.31  ffr. / 278 pages
ISBN : 978-2-35178-061-9
FORMAT : 14,7 cm × 20,5 cm

Laura Derajinski (Traducteur)



Inferno

Comment des gens qui s'aiment peuvent-ils en arriver à se déchirer mortellement ? La question hante les trois romans de David Vann qui décrivent une lente montée vers un paroxysme tragique dont le lecteur ressent l'inéluctabilité dès les premières pages. Le romancier américain y raconte l'implosion d'une dyade, qu'elle soit conjugale dans Désolations ou parentale dans Sukkwan island (Prix Médicis étranger 2010) et Impurs, paru récemment. Trois huis clos d'une violence inouïe, qui s'achèvent sur un drame. Il n'y a pas de coupables chez David Vann, seulement des personnages brisés par une histoire familiale trop lourde à porter et qui soudain dérapent.

Ce sont la nature et les éléments qui viennent mettre en scène puis révéler ces séismes intérieurs. À l'enfer blanc et glacial de Sukkwan island et de Désolations, tous deux situés en Alaska, succède le dantesque brasier californien d'Impurs.

«L'air était irrespirable. Si brûlant que sa gorge était un tunnel desséché, ses poumons fins comme du papier, incapables de se gonfler, et il ne savait pas pourquoi il ne parvenait pas à partir tout simplement. Elle avait fait de lui une sorte d'époux, lui, son fils. Elle avait chassé sa propre mère, sa sœur et sa nièce, et il ne restait plus qu'eux deux, et chaque jour il avait le sentiment qu'il ne pourrait supporter un jour de plus, mais chaque jour il restait». Prisonnier d'une relation toxique avec sa mère, Galen, vingt-deux ans, a trouvé refuge dans la philosophie New-Age. Très mauvaise idée pour un jeune homme fragile psychologiquement ! De son désir de se détacher du monde naît en effet un vénéneux délire mystique et la quête spirituelle se transforme peu à peu en un absurde voyage sans retour.

David Vann, adepte convaincu du New-Age au sortir de l'adolescence, connaît bien les dangers inhérents à ce genre de plongée en soi-même. Il avoue d'ailleurs être devenu à cette époque un monstre d'égoïsme pitoyable. On sent par conséquent sous sa plume une certaine jubilation amusée à ridiculiser son protagoniste dans ses tentatives désespérées de fusion avec la nature. C'est en particulier dans le contact de son corps nu avec la terre que Galen cherche la transcendance, or le titre américain, Dirt, joue sur la polysémie (le mot signifie la terre mais aussi la boue et la saleté) soulignant ainsi un paradoxe intraduisible en français mais très révélateur.

Nu et ridicule, Galen l'est également lors de ses ébats peu concluants avec sa cousine Jennifer, perverse au possible, qui l'instrumentalise avec gourmandise. Il est difficile de déterminer s'il s'agit, de la part de la jeune fille, d'un simple jeu ou d'une volonté de nuire liée à un héritage de violence familiale qui engendre souffrances, rancoeurs et détestation viscérale. À l'origine, une violence physique et morale dont la grand-mère, battue par son mari, a été la première victime et qu'elle a voulu taire à ses deux filles sans doute pour les protéger. Les répercussions de ce non-dit s'avèrent malheureusement dévastatrices.

On retrouve donc dans Impurs, l'interrogation qui sous-tendait Sukkwan island et Désolations et qui a longtemps poursuivi David Vann après le suicide de son père lorsqu'il était adolescent. Peut-on échapper à ses démons et se libérer des traumatismes du passé ? Les personnages n'y parviennent pas mais en ce qui concerne l'auteur la réponse est différente. Il ne s'agit pas dans son cas de simple thérapie par l'écriture mais véritablement de rédemption.

David Vann ne se contente pas d'utiliser des événements personnels douloureux, il les transmute pour leur donner un sens et une sombre beauté. Une somptueuse alchimie du tragique.

Florence Cottin-Bee
( Mis en ligne le 31/05/2013 )
Droits de reproduction et de diffusion réservés © Parutions 2013