Paru
en début d'année aux éditions Gallmeister, Le Sillage de
l'oubli de Bruce Machart a été
accueilli par une presse enthousiaste qui a salué un événement
littéraire majeur. L'une de nos collaboratrices a pu rencontrer le
romancier américain venu en France au mois de mai rencontrer ses
lecteurs dans plusieurs librairies de l'Hexagone et participer au
festival Etonnants Voyageurs de Saint-Malo.
Parutions.com :
Vous avez choisi de situer l'action de
votre premier roman sur une période qui s'étale de 1895 à 1924
dans un comté rural du Texas où s'enracine votre histoire
familiale. Vous-même n'avez pas grandi à la campagne mais à
Houston et pourtant à vous lire on a l'impression du contraire .
Comment êtes-vous parvenu à décrire de façon aussi forte et
convaincante une vie rurale dont vous n'avez pas l'expérience ?
Cela a-t-il exigé de nombreuses recherches ?
Bruce
Machart : En fait, j'ai passé beaucoup de temps à la campagne
pendant les vacances ou à l'occasion de réunions de famille,
j'avais donc cette expérience sensorielle ce qui est sûrement le
plus important. J'ai aussi eu la chance de pouvoir travailler avec
une toute petite bibliothèque où j'ai découvert des ressources
fabuleuses. Il y avait dans les années où se déroule mon roman
quatre ou cinq journaux dans le comté. Je m'y suis plongé et y ai
trouvé des renseignements concrets très utiles tels que le prix du
pain ou le nom des magasins par exemple. Et puis ils m'ont permis
d'intégrer véritablement la langue parlée à l'époque.
Parutions.com :
Le roman raconte l'histoire de Karel, quatrième et dernier fils de
Vaclav Skala, un fermier d'origine tchèque. La mère de Karel, Klara
meurt en lui donnant la vie. Cette mort anéantit Vaclav qui
s'enferme dans sa douleur et adopte envers ses fils un comportement
brutal. L'idée vient d'une histoire vraie que votre père vous a
racontée lorsque vous étiez jeune mais que vous n'avez pas crue.
Pour quelle raison ?
Bruce
Machart : Cette histoire de garçons que leur père oblige à
tirer une charrue à la place de chevaux ou de mulets me semblait
d'une cruauté incroyable et d'une brutalité quasiment médiévale.
La pauvreté ne peut constituer une explication à ce genre de
comportement, il s'agit là de pure méchanceté, une méchanceté
qui se répète quotidiennement de la part d'un père envers ses fils
et cela je ne pouvais y croire. C'est par contre un grand défi pour
un écrivain de rendre crédible une telle histoire. Je voulais que
mes lecteurs parviennent à y croire et moi aussi par la même
occasion !
Parutions.com :
Le roman conduit Karel de la naissance à l'âge adulte selon une
construction particulière qui va et vient entre trois séquences
temporelles, février 1895 (la naissance de Karel), mars 1910 (où il
perd une course de chevaux capitale) et décembre 1924 (lorsque
Sophie, son épouse, donne naissance à leur troisième enfant mais
leur premier fils). Cette structure non linéaire fait magnifiquement
écho à l'un des thèmes principaux du roman, la rencontre du passé
et du présent, cette idée qu'arriver à accepter le poids de la
culpabilité signifie se pardonner à soi mais aussi pardonner aux
autres. Avez-vous envisagé une autre structure ou bien était-ce
votre choix de départ ?
Bruce
Machart : En fait, j'ai commencé par écrire des passages qui
se déroulaient en 1910 et puis soudain je me suis projeté plus
avant dans le temps car j'avais besoin d'imaginer Karel adulte pour
mieux comprendre ce qu'il lui était arrivé lorsqu'il était plus
jeune et puis ensuite j'ai travaillé les deux chapitres sur la
naissance de Karel que j'ai décidé de placer au début et à la fin
du roman. Ce passage constant d'une période à une autre répondait
à mon besoin de comprendre mon personnage, c'était donc purement
pragmatique de ma part mais plus j'ai avancé dans l'ébauche, plus
je me suis rendu compte que c'était en fait, chose merveilleuse, mon
subconscient qui me guidait depuis le départ . Car en effet,
lorsqu'il m'est apparu que ces notions de réconciliation, de
confluence entre passé et présent, de culpabilité et de pardon
constituaient véritablement la base du roman, il m'a semblé
évident de conserver cette structure. J'ai aussi commencé à
manipuler intentionnellement les temps, ce qui se rapporte à 1910
est écrit au présent alors que pour 1924, j'ai choisi le passé,
l'inverse bien sûr de ce à quoi on pourrait s'attendre !
Parutions.com :
Au milieu du roman se niche un chapitre profondément émouvant qui
se déroule lui en mai 1898. Vous l'avez par définition placé dans
une position centrale. Quelle signification lui accordez-vous ?
Bruce
Machart : J'avais cette partie en tête dès le départ mais je
ne savais pas si j'arriverais à l'insérer dans le livre. Choisir ce
que l'on laisse de côté, c'est aussi le travail de l'écrivain.
Arrivé aux deux tiers du roman, je me suis dit que le lecteur
aimerait sans doute comprendre davantage le personnage de Vaclav,
pourquoi il se montre aussi cruel, pourquoi il ne parvient pas à
partager son chagrin avec ses enfants et ne peut se montrer que
violent envers eux. Il est vrai qu'il vient d'une culture où les
hommes ne partagent pas leurs émotions qu'ils se doivent de cacher
et de garder enfouies en eux. J'ai alors décidé d'écrire cette
scène pas facile car chargée d'émotion. Il se trouve que c'est le
chapitre préféré de ma mère et de ma fiancée entre autres, j'ai
donc bien fait de l'écrire !
Parutions.com :
C'est en effet l'un des rares moments où le lecteur peut percevoir
l'humanité de Vaclav. Quelque chose frappe d'ailleurs chez beaucoup
de vos personnages masculins. Malgré la brutalité et la dureté
dont il font preuve, il reste toujours en eux une petite étincelle
d'humanité. Imaginer un personnage totalement mauvais vous
semble-t-il inconcevable ?
Bruce
Machart : Concernant l'humanité de Vaclav, je regrette que
beaucoup de lecteurs américains ne la perçoivent pas et le jugent
donc très mal. Même si je reconnais ses défauts, c'est un
personnage que j'aime autant que les autres. Il est brisé, son cœur
est brisé. Des exemples de personnages entièrement mauvais, il en
existe dans la littérature mais pour moi il est inconcevable d'en
imaginer un car je suis d'abord profondément réaliste même si mon
réalisme est par ailleurs teinté d'un certain romantisme. Je ne
crois pas au mal absolu chez quelqu'un, je n'ai jamais rencontré de
démon comme je n'ai jamais rencontré d'ange. Certains êtres
humains tendent simplement davantage vers le bien et d'autres vers le
mal. Seul un esprit malade pourrait produire ce mal absolu.
Parutions.com :
Dans l'univers violent et conflictuel que vous décrivez, comment
définissez-vous le rôle de vos personnages féminins ?
Bruce
Machart : Il est capital. Même si le protagoniste est sans
conteste Karel, c'est l'absence du personnage féminin principal qui
est le moteur du roman.. Je voulais montrer des personnages féminins
relativement complexes et de différentes sortes. Je trouve que chez
les romanciers américains , les personnages féminins sont souvent
trop simples et ne reflètent pas assez l'intelligence des femmes,
leur force tranquille et leur pouvoir de réconfort. Il y a dans le
roman cette réplique de l'un des jumeaux qui dit que les femmes ne
sont jamais assez payées pour ce qu'on leur prend. En lisant ces
lignes, l'un de mes amis m'a téléphoné pour me demander quand
j'étais devenu féministe !
Parutions.com :
Sophie aide Karel à surmonter ses démons et accepte beaucoup de
choses de sa part. Ne peut-on pas la considérer comme un personnage
entièrement bon ?
Bruce
Machart : Elles est en effet adorable et fondamentalement bonne
mais de là à considérer qu'elle l'est entièrement et qu'elle n'a
pas de défauts, je ne sais pas. Il y a aussi chez elle de
l'impatience, de la colère et Karel en fait parfois les frais
lorsqu'il lui ment sur son infidélité par exemple. Remarquez on ne
peut pas la blâmer sur ce point ! Sophie est une belle personne
qui me rappelle certaines femmes merveilleuses de ma famille. Le
monde aurait sans conteste besoin de plus de Sophies !
Parutions.com :
La Nature est omniprésente dans le roman, êtes-vous d'accord sur le
fait qu'elle est bien plus
qu'un simple décor ?
Bruce
Machart : Bien sûr. Eudora Welty qui fait partie de mes
écrivains préférés a écrit un très bel essai sur le rôle du
lieu dans la fiction et le sentiment d'appartenance qui lui est lié.
Elle y explique que personnages et lieux ne peuvent pas être
dissociés. Je pense moi aussi que l'endroit d'où nous venons
influence notre vision du monde et j'aime beaucoup l'idée que nous
le portons en nous, même lorsque nous sommes ailleurs.
Parutions.com :
Les éditions Gallmeister qui vous publient en France se consacrent
exclusivement à la littérature américaine. Le Sillage de
l'oubli fait partie d'une
collection intitulée Nature Writing.
Quelle est votre définition du terme et pensez-vous que votre
roman lui corresponde ?
Bruce
Machart : Le fait d' appeler cette collection Nature
writing permettait, je pense, à
M. Gallmeister de créer une sorte de marque. Le terme n'a pas en
France la signification bien définie qu'il possède aux Etats-Unis
où il désigne principalement des ouvrages que nous classons sous le
vocable de non fiction. Le
début de ce courant remonte à Thoreau et son célèbre Walden,
il s'agit donc souvent d'essais qui relatent des expériences
personnelles d'une vie au contact de la nature. Le récit
autobiographique de Pete Fromm paru également dans cette collection
Nature Writing correspond
bien à la définition américaine. Mais la vision de M. Gallmeister
est plus large, il cherche aussi des histoires qui parlent de grands
espaces, du sentiment d'appartenance, de l'importance du monde
sensoriel et franchement je trouve que mon roman entre très bien
dans sa vision tout comme d'ailleurs le prochain et plusieurs de mes
nouvelles.
Parutions.com :
De nombreux critiques vous ont comparé à William Faulkner. Vous
sentez-vous proche de ses thèmes et de son écriture ?
Bruce
Machart : De ses thèmes, oui. Les très grands romans de
Faulkner traitent de problèmes universels. Tandis que
j'agonise par exemple est une
histoire biblique qui raconte une quête mais le véritable sujet en
est la subjectivité de la vérité. J'ai très certainement aussi
été influencé par ses phrases. Par contre pour ce qui est de la
structure, il en va autrement. Faulkner est un écrivain moderniste
qui aime obscurcir afin de renforcer son propos, je suis beaucoup
plus réaliste.
Parutions.com :
Le bestiaire de Faulkner est très riche, le vôtre également. Dans
les deux cas, les chevaux ont une importance primordiale. Que
représentent-ils dans votre roman ?
Bruce
Machart : Bien plus que des bêtes de somme. Nous ne pensons pas
aux chevaux comme nous pouvons penser aux cochons ou aux vaches, ils
provoquent chez l'homme une empathie particulière. Et puis, il y a
cette tradition dans la littérature rurale américaine qu'elle
vienne du sud comme chez Faulner en effet ou bien de l'ouest. Les
chevaux y sont des symboles archétypaux, ils représentent la
persévérance, la force, l'intelligence et la beauté. Une sorte de
perfection que le cheval soit d'ailleurs un mâle ou une femelle. On
peut d'ailleurs aussi les voir comme une merveilleuse incarnation de
la masculinité et de la féminité réunies.
Parutions.com :
Le souffle lyrique qui se dégage de votre roman ne faiblit jamais. Y
a-t-il tout de même des scènes pour lesquelles garder cette
intensité vous a posé davantage problème ?
Bruce
Machart : Beaucoup ! Parmi les plus difficiles à écrire,
je dirais la scène d'amour
entre Karel et Graciela. C'est très compliqué d'écrire une scène
d'amour intense sans tomber dans le mélodrame d'un goût douteux.
J'avais aussi en tête cette distinction attribuée chaque année
par le quotidien britannique The Guardian pour la scène
d'amour physique la plus mal écrite de l'année et je n'avais pas du
tout envie de figurer au palmarès ! L'amour nous rend
vulnérables et écrire sur l'amour me procure ce même sentiment de
vulnérabilité. Les scènes de courses de chevaux n'ont pas non plus
plus été faciles en raison du rythme lent que je souhaitais leur
donner. Une course est par définition rapide or je voulais au
contraire les faire durer, en détailler tous les instants pour que
le lecteur puisse les savourer.
Parutions.com :
Lorsque vous écrivez, vous imposez-vous un rythme ou bien
travaillez-vous au gré de votre inspiration ?
Bruce
Machart : J'ai besoin de savoir que je vais pouvoir travailler
plusieurs jours d'affilée selon un rythme régulier sinon je ne m'y
mets pas. Je me lève à cinq heures du matin et je travaille en
général trois heures avant que le soleil ne se lève. Pour moi
l'écriture s'apparente à un rêve éveillé, je passe donc
naturellement d'un rêve endormi à un rêve éveillé. Quand à huit
heures, je suis satisfait de ce que j'ai fait, je sais que je vais
passer une bonne journée !
Parutions.com :
Lors de sa sortie aux Etats-Unis en 2010, Le Sillage de l'oubli a
reçu un accueil critique particulièrement élogieux. L'avez-vous
ressenti comme stimulant ou intimidant ?
Bruce
Machart : Les deux. J'ai commencé à écrire au début des
années quatre-vingt- dix et tout à coup arrivait la récompense
d'une vingtaine d'années de travail. Au départ j'avais donc
l'impression d'obtenir ce dont j'avais toujours rêvé et j'étais
très heureux. Je pensais que j'avais écrit un bon livre mais de
nombreux livres de qualité passent totalement inaperçus, j'étais
donc aussi conscient de la chance que j'avais. Ensuite j'ai fait une
grosse tournée de promotion, dix-sept villes au total et
paradoxalement malgré les belles critiques, je n'étais pas
forcément toujours confiant. Je me souviens m'être terriblement
inquiété par exemple avant une étape dans une ville où aucun
journaliste n'avait chroniqué mon roman. Pendant des mois, j'ai donc
été absorbé par la carrière de mon livre et il m'a fallu du temps
pour me dire, voilà, c'est bon, il est temps de penser au prochain !
Parutions.com :
Votre second livre Men in the Making (à paraître chez
Gallmeister en 2014) est un recueil de nouvelles que vous avez
d'ailleurs écrites avant Le Sillage de l'oubli à
l'exception de l'une d'entre elles. Est-il aussi difficile d'écrire
une excellente nouvelle que d 'écrire un excellent roman ?
Bruce
Machart : Oui même si l'exercice est évidemment très
différent. Ecrire une belle nouvelle, c'est comme écrire un beau
poème, il n'y a aucune place pour le superflu, chaque mot compte et
doit révéler quelque chose sur un personnage ou faire avancer
l'action, le défi se situe donc là. Dans le cas d'un roman, le défi
est complètement différent. En ce qui me concerne, je commence une
histoire et je ne sais pas du tout comment elle va évoluer et
s'achever, je ne suis même pas conscient de son véritable sujet. Il
me faut beaucoup de temps pour le découvrir alors qu'avec une
nouvelle, le délai est beaucoup plus court. Cela implique donc une
bonne dose d'incertitude et nécessite une foi certaine.
Parutions.com :
À ce propos, vous travaillez actuellement sur un second roman.
Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Bruce
Machart : Cela n'est pas facile car j'en suis pour l'instant à
l'étape dont je viens de parler, c'est-à-dire que je ne sais pas du
tout à quoi ce roman va ressembler !
Mais
il va parler de la vérité subjective. Je pars d'un fait divers que
j'ai lu dans un mensuel texan et qui possède un potentiel dramatique
digne d'une tragédie grecque. C'est l'histoire d'un jeune garçon de
dix-huit ans, un peu à la dérive qui tue accidentellement sa
ravissante et populaire sœur cadette. Dans Le Sillage de l'oubli
c'est un bébé qui porte la responsabilité de la mort de sa
mère, nous avons là une situation différente, votre enfant est
responsable par négligence de la mort de votre autre enfant. Comment
des parents peuvent-ils réagir à cela ? J'imagine donc ce
couple des années après le drame, le père repense à sa vie et se
plonge dans ses souvenirs et puis dans le même temps il se rend
compte que sa femme est en train de perdre la mémoire, il entreprend
alors de lui raconter la vie qu'ils ont eue. Des histoires à la
troisième personne parce qu'il pense ainsi tester sa mémoire et il
se trouve que parfois elle se souvient de choses qu'il a oubliées.
La manière dont fonctionne la mémoire est un thème fascinant, mon
roman va aussi parler de cela.
Parutions.com :
Vous êtes également professeur d'université, chargé de cours de
creative writing et de littérature américaine contemporaine.
Si vous aviez la possibilité d'enseigner un courant dans la
littérature européenne, que choisiriez-vous ?
Je
choisirais la poésie romantique même si cela peut à première vue
sembler loin de ce que je fais. J'adore les poètes romantiques et
victoriens, Keats, Wordsworth, Browning et je crois vraiment qu'ils
m'influencent dans ma façon d'écrire. Cela me permettrait de me
replonger dans une époque qui me passionne.
Parutions.com :
Une dernière question que vous avez dit souhaiter que l'on vous pose
et à laquelle vous n'avez pas encore répondu. Comment se fait-il
que vous soyez devenu aussi beau et aussi intelligent ?
Bruce
Machart (éclats de rire) : C'est très gentil, merci !
NRDL :Merci
à Marie-Anne Lacoma des éditions Gallmeister et à Bruce Machart
bien sûr pour sa grande disponibilité.
Entretien
mené en anglais le 25 mai 2012 et traduit par Florence Bee-Cottin
(mis en ligne sur parutions.com le 11/06.2012)