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vendredi 10 décembre 2010

Double faute


Lionel Shriver

Double faute

Traduit par Michèle LEVY-BRAM
Belfond

Littérature étrangère
21,50 € - 456 p.

ISBN : 978-2-7144-4370-0

Un monde sans pitié

Lorsque Lionel Shriver rencontre enfin le succès avec Il faut qu’on parle de Kevin, lauréat du prestigieux Orange Prize en 2005 (traduit chez Belfond en 2006), elle a déjà écrit six romans restés dans une ombre inexplicable. Double faute sorti en 1997 aux U.S.A en fait partie, pourtant la romancière américaine y prouve déjà son talent incroyable à démonter les idées reçues et autres principes moraux caducs. Si elle remet en cause l’amour maternel dans Il faut qu’on parle de Kevin, elle s’attaque dans Double faute au mariage comme garant dans le couple d’une harmonie durable et constructive. C’est la chronique d’un échec inévitable et douloureux qu’elle raconte avec une incisive subtilité.

Willy, vingt-trois ans, est joueuse de tennis professionnelle. Malgré les sacrifices consentis depuis qu’elle est petite et le travail acharné qu’elle fournit, elle peine à gravir les échelons du classement mondial ce qui conforte ses parents dans l’idée qu’elle fait une grosse erreur. Elle ne peut cependant envisager de renoncer. «Je suis une joueuse de tennis. Point. Impossible de m’imaginer être autre chose tout en restant moi-même. Si je cherchais des explications, elles ne seraient qu’a posteriori. Des rationalisations, quoi. » À la manière du Prince Charmant, Eric surgit alors dans sa vie. Ce brillant diplômé de Princeton, n’a commencé à jouer qu’à dix-huit ans et s’est mis en tête d’entamer une carrière tennistique subventionnée par ses parents tout en sachant qu’il ne s’agit en rien d’une vocation mais d’un défi. D’un coup de foudre réciproque naît une relation qui semble prometteuse, chacun aimant sincèrement l’autre et souhaitant l’aider à progresser. Le mariage dans lequel ils s’engagent rapidement démarre ainsi sur les bases d’un partenariat bénéfique.

Malheureusement le conte de fée s’arrête là car le sentiment amoureux ne se satisfait pas de déséquilibre. La partie, à première vue anodine, qu’ils jouent pour célébrer leur premier anniversaire de mariage voit la première victoire d’Eric sur son épouse. La défaite se révèle amère pour Willy chez qui le désir de se surpasser équivaut maintenant à écraser son mari. La jeune femme, terriblement jalouse de ce partenaire si doué qu’elle considère à présent comme un adversaire à dominer, laisse cette rancœur éclabousser la sphère privée.

Tandis qu’Eric exploite son talent, accomplit des progrès considérables et comprend qu’il va gagner le défi qu’il s’est lancé, Willy se blesse gravement lors d’une compétition. Les rêves s’envolent alors laissant la rage puis la frustration l’emporter et le partenariat des débuts se métamorphose de façon irréversible en rivalité mortifère.

C’est, bien sûr, l’orgueil démesuré de Willy qui constitue la faille tragique de ce roman singulier et entraîne les personnages à la catastrophe. En effet, face à la volonté affichée par sa femme de saccager leur relation, Eric, victime expiatoire, semble totalement impuissant malgré ses sentiments et son sens du sacrifice. Jusqu’à quel point va-t-il accepter de subir une situation gangrénée ?

Certes, l’ambition, le nombrilisme exacerbé et la volonté de puissance rendent le personnage féminin particulièrement antipathique mais Lionel Shriver pose habilement la question. Est-il contre-nature pour une femme de préférer l’épanouissement professionnel à l’extase sentimentale puis de tout sacrifier lorsque l’on échoue? Se poserait-on par ailleurs la même question s’il s’agissait d’un homme ?

Au terme du poignant jeu décisif qui clôt ce match matrimonial et cet excellent roman, aucun gagnant ne se dégage. Lionel Shriver, elle, se retire et laisse au lecteur le choix d’apprécier qui a le plus perdu.

Florence Cottin