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dimanche 15 avril 2012

Le lieutenant







Kate Grenville
Le lieutenant
Traduit de l'anglais par Mireille Vignol
Editions Métailié Bibliothèque anglo-saxonne
240 pages, 19 €
ISBN 978-2-86424-852-1

L'insoumis

La parution du premier volume de la trilogie de Kate Grenville, Le Fleuve secret (Métailié, 2010), avait provoqué un tollé chez certains historiens australiens qui accusaient la romancière de confondre son travail avec le leur et ne supportaient pas de la voir analyser les relations complexes entre colons britanniques et Aborigènes dans l'Australie du dix-huitième siècle. Pour le second volume, Le lieutenant, Kate Grenville prend donc ses précautions et annonce clairement l'intention qui l'anime « Ceci est un roman, qu'il ne faut pas confondre avec un traité d'histoire. » Partir de faits réels et s'appuyer sur des sources historiques ne signifie pas en rester prisonnière. Sublimer un matériau brut, voilà une ambition que la fiction autorise !

Kate Grenville s'inspire donc de la vie de William Dawes, un tout jeune lieutenant des marines qui accompagne en 1788 la première flotte acheminant des bagnards d'Angleterre en Australie. Un soldat particulier, féru d'astronomie, de mathématiques et de langues étrangères qui parvient à tisser un lien avec le peuple cadigal. Grâce à Patyegarang, une jeune fille à peine sortie de l'enfance qui accepte de lui apprendre sa langue, Dawes réussit à percer les mystères de l'idiome indigène et consigne ses recherches dans de précieux carnets. L'aventure prend fin lorsque ce singulier soldat affiche clairement son désaccord vis-à-vis des traitements indignes infligés aux Aborigènes par ses supérieurs, intolérable affront qui lui vaut d'être réexpédié contre son gré dans son pays d'origine.

De ces éléments biographiques et historiques connus mais interprétés naît un texte magnifique, à mi-chemin entre roman d'apprentissage et conte poétique.
Daniel Rooke, le double fictionnel de Dawes, est au début du roman un petit garçon surdoué et hypersensible qui endure « le supplice de ne pas être en phase avec le monde » Admis à huit ans à l'Académie navale de Portsmouth, il ne s'y fait pas d'amis mais y trouve matière à alimenter son insatiable appétit de connaissances mathématiques et linguistiques. Il se découvre bientôt une passion pour l'astronomie et la musique. Les années passent mais Daniel ne trouve toujours pas sa place pourtant « Il n'en avait aucune preuve, mais il croyait dur comme fer qu'il trouverait un jour quelque part dans le monde, l'endroit qui conviendrait à la personne qu'il était. »
L'histoire lui donnera bien sûr raison. Repéré par l'Astronome royal pour ses qualités intellectuelles, Daniel, d'origine modeste, se voit néanmoins contraint de s'engager dans les forces navales de l'armée britannique et participe aux combats féroces de la guerre d'Indépendance. Outre-Atlantique, le concept d'esclavage prend vie, une vérité répulsive qui choque intimement le jeune soldat.
Plus scientifique que militaire, la mission suivante entraîne le lieutenant en Nouvelle-Galles du Sud, entouré d'un bataillon de forçats dont Sa Majesté ne sait que faire. Il est chargé d'observer le retour d'une comète ce qui lui permet d'installer son observatoire à l'écart du camp militaire et de ses supérieurs. Non loin des « naturels » qui semblent refuser la communication.
« Nous devons absolument établir un contact amical avec les natifs … Sans leur coopération, nous risquons de compromettre le progrès et l'existence même de cette colonie. »
Discours officiel et mensonge éhonté car c'est à la force que les officiers recourent pour s'imposer. Une violence à laquelle en répond une autre. Comment dans ces conditions parvenir à « maîtriser la langue indigène » , seul vecteur de communication possible ?
La réponse est simple : « la langue était une machine. Pour l'activer, chaque aspect devait être compris en relation avec tous les autres. Une langue nécessitait une personne capable de démanteler la machine … un homme à l'approche systématique, un homme de science … tout dans sa vie l'avait mené à cette mission. Il vit cela aussi clairement qu'une carte, la carte de sa vie et de son acteur. » mais ce sont les qualités humaines du lieutenant qui lui permettent d'y parvenir et de convaincre Tagaran de l'initier à sa langue.

Au cœur du roman palpite le sentiment extraordinaire qui unit Daniel et la petite Aborigène. Une amitié hors-normes, une relation maître-élève à double sens et un respect mutuel que rien ne peut salir ou entraver. La longue conversation qui s'engage entre eux est une merveille de poésie et de sensibilité, une fugue majestueuse dans laquelle Kate Grenville a choisi de reproduire tels quels des extraits des carnets de William Dawes qui s'intègrent parfaitement à l'ensemble.

Malheureusement pour Daniel, le rappel à la réalité colonialiste survient trop vite. Suite à une expédition punitive qu'il condamne, un choix clair s'offre à lui. Se taire et piétiner ainsi ses valeurs morales ou refuser de se soumettre à sa hiérarchie militaire et exprimer son avis, attitude pour laquelle il risque gros. La thématique du choix sous-tendait déjà Le Fleuve secret dans lequel le protagoniste, William Thornhill prend une décision terrible dont les conséquences douloureuses sont étudiées dans le dernier volume de la trilogie Sarah Thornhill (pas encore traduit en français)
Daniel Rooke choisit lui l'intégrité et part vivre ailleurs ses idéaux humanistes.

Un héros magnifique pour un roman tout simplement exemplaire de subtilité et d'intelligence.

Florence Bee-Cottin
(Mis en ligne sur parutions.com le 18/04/2012)
Droits de reproduction et de diffusion réservés © Parutions 2012


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