Kate
Grenville
Le
lieutenant
Traduit
de l'anglais par Mireille Vignol
Editions
Métailié Bibliothèque anglo-saxonne
240
pages, 19 €
ISBN
978-2-86424-852-1
L'insoumis
La
parution du premier volume de la trilogie de Kate Grenville, Le
Fleuve secret
(Métailié, 2010), avait provoqué un tollé chez certains
historiens australiens qui accusaient la romancière de confondre son
travail avec le leur et ne supportaient pas de la voir analyser les
relations complexes entre colons britanniques et Aborigènes dans
l'Australie du dix-huitième siècle. Pour le second volume, Le
lieutenant, Kate
Grenville prend donc ses précautions et annonce clairement
l'intention qui l'anime « Ceci
est un roman, qu'il ne faut pas confondre avec un traité
d'histoire. »
Partir de faits réels et s'appuyer sur des sources historiques ne
signifie pas en rester prisonnière. Sublimer un matériau brut,
voilà une ambition que la fiction autorise !
Kate
Grenville s'inspire donc de la vie de William Dawes, un tout jeune
lieutenant des marines
qui
accompagne en 1788 la première flotte acheminant des bagnards
d'Angleterre en Australie. Un soldat particulier, féru
d'astronomie, de mathématiques et de langues étrangères qui
parvient à tisser un lien avec le peuple cadigal. Grâce à
Patyegarang, une jeune fille à peine sortie de l'enfance qui accepte
de lui apprendre sa langue, Dawes réussit à percer les mystères
de l'idiome indigène et consigne ses recherches dans de précieux
carnets. L'aventure prend fin lorsque ce singulier soldat affiche
clairement son désaccord vis-à-vis des traitements indignes
infligés aux Aborigènes par ses supérieurs, intolérable affront
qui lui vaut d'être réexpédié contre son gré dans son pays
d'origine.
De
ces éléments biographiques et historiques connus mais interprétés
naît un texte magnifique, à mi-chemin entre roman d'apprentissage
et conte poétique.
Daniel
Rooke, le double fictionnel de Dawes, est au début du roman un petit
garçon surdoué et hypersensible qui endure « le
supplice de ne pas être en phase avec le monde » Admis
à huit ans à l'Académie navale de Portsmouth, il ne s'y fait pas
d'amis mais y trouve matière à alimenter son insatiable appétit
de connaissances mathématiques et linguistiques. Il se découvre
bientôt une passion pour l'astronomie et la musique. Les années
passent mais Daniel ne trouve toujours pas sa place pourtant « Il
n'en avait aucune preuve, mais il croyait dur comme fer qu'il
trouverait un jour quelque part dans le monde, l'endroit qui
conviendrait à la personne qu'il était. »
L'histoire
lui donnera bien sûr raison. Repéré par l'Astronome royal pour ses
qualités intellectuelles, Daniel, d'origine modeste, se voit
néanmoins contraint de s'engager dans les forces navales de l'armée
britannique et participe aux combats féroces de la guerre
d'Indépendance. Outre-Atlantique, le concept d'esclavage prend vie,
une vérité répulsive qui choque intimement le jeune soldat.
Plus
scientifique que militaire, la mission suivante entraîne le
lieutenant en Nouvelle-Galles du Sud, entouré d'un bataillon de
forçats dont Sa Majesté ne sait que faire. Il est chargé
d'observer le retour d'une comète ce qui lui permet d'installer son
observatoire à l'écart du camp militaire et de ses supérieurs. Non
loin des « naturels »
qui
semblent refuser la communication.
« Nous
devons absolument établir un contact amical avec les natifs … Sans
leur coopération, nous risquons de compromettre le progrès et
l'existence même de cette colonie. »
Discours
officiel et mensonge éhonté car c'est à la force que les officiers
recourent pour s'imposer. Une violence à laquelle en répond une
autre. Comment dans ces conditions parvenir à « maîtriser
la langue indigène »
, seul vecteur de communication possible ?
La
réponse est simple : « la
langue était une machine. Pour l'activer, chaque aspect devait être
compris en relation avec tous les autres. Une langue nécessitait une
personne capable de démanteler la machine … un homme à l'approche
systématique, un homme de science … tout dans sa vie l'avait mené
à cette mission. Il vit cela aussi clairement qu'une carte, la carte
de sa vie et de son acteur. » mais
ce sont les qualités humaines du lieutenant qui lui permettent d'y
parvenir et de convaincre Tagaran de l'initier à sa langue.
Au
cœur du roman palpite le sentiment extraordinaire qui unit Daniel et
la petite Aborigène. Une amitié hors-normes, une relation
maître-élève à double sens et un respect mutuel que rien ne peut
salir ou entraver. La longue conversation qui s'engage entre eux est
une merveille de poésie et de sensibilité, une fugue majestueuse
dans laquelle Kate Grenville a choisi de reproduire tels quels des
extraits des carnets de William Dawes qui s'intègrent parfaitement à
l'ensemble.
Malheureusement
pour Daniel, le rappel à la réalité colonialiste survient trop
vite. Suite à une expédition punitive qu'il condamne, un choix
clair s'offre à lui. Se taire et piétiner ainsi ses valeurs morales
ou refuser de se soumettre à sa hiérarchie militaire et exprimer
son avis, attitude pour laquelle il risque gros. La thématique du
choix sous-tendait déjà Le
Fleuve secret dans
lequel le protagoniste, William Thornhill prend une décision
terrible dont les conséquences douloureuses sont étudiées dans le
dernier volume de la trilogie Sarah
Thornhill
(pas encore traduit en français)
Daniel
Rooke choisit lui l'intégrité et part vivre ailleurs ses idéaux
humanistes.
Un
héros magnifique pour un roman tout simplement exemplaire de
subtilité et d'intelligence.
Florence
Bee-Cottin
(Mis en ligne sur parutions.com le 18/04/2012)
Droits de reproduction et de diffusion réservés © Parutions 2012
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